Recueil : La comédie de la mort (1838). Dites, la jeune belle ! Où voulez-vous aller ? La voile ouvre son aile, La brise va souffler !
L'aviron est d'ivoire, Le pavillon de moire, Le gouvernail d'or fin ; J'ai pour lest une orange, Pour voile une aile d'ange, Pour mousse un séraphin.
Dites, la jeune belle ! Où voulez-vous aller ? La voile ouvre son aile, La brise va souffler !
Est-ce dans la Baltique, Sur la mer Pacifique, Dans l'île de Java ? Ou bien dans la Norvège, Cueillir la fleur de neige, Ou la fleur d'Angsoka ?
Dites, la jeune belle ! Où voulez-vous aller ? La voile ouvre son aile, La brise va souffler !
— Menez-moi, dit la belle, À la rive fidèle Où l'on aime toujours. — Cette rive, ma chère, On ne la connaît guère Au pays des amours. Théophile Gautier.
Maya
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Sujet: Re: Les Poèmes du mois de Septembre 2022 Lun 12 Sep 2022, 07:36
Recueil : La comédie de la mort (1838). Sommeil, fils de la nuit et frère de la mort ; Écoute-moi, Sommeil : lasse de sa veillée, La lune, au fond du ciel, ferme l'œil et s'endort Et son dernier rayon, à travers la feuillée, Comme un baiser d'adieu, glisse amoureusement, Sur le front endormi de son bleuâtre amant, Par la porte d'ivoire et la porte de corne. Les songes vrais ou faux de l'Grèbe envolés, Peuplent seuls l'univers silencieux et morne ; Les cheveux de la nuit, d'étoiles d'or mêlés, Au long de son dos brun pendent tout débouclés ; Le vent même retient son haleine, et les mondes, Fatigués de tourner sur leurs muets pivots, S'arrêtent assoupis et suspendent leurs rondes.
Ô jeune homme charmant ! couronné de pavots, Qui tenant sur la main une patère noire, Pleine d'eau du Léthé, chaque nuit nous fais boire, Mieux que le doux Bacchus, l'oubli de nos travaux ; Enfant mystérieux, hermaphrodite étrange, Où la vie, au trépas, s'unit et se mélange, Et qui n'as de tous deux que ce qu'ils ont de beau ; Sous les épais rideaux de ton alcôve sombre, Du fond de ta caverne inconnue au soleil ; Je t'implore à genoux, écoute-moi, sommeil !
Je t'aime, ô doux sommeil ! Et je veux à ta gloire, Avec l'archet d'argent, sur la lyre d'ivoire, Chanter des vers plus doux que le miel de l'Hybla ; Pour t'apaiser je veux tuer le chien obscène, Dont le rauque aboiement si souvent te troubla, Et verser l'opium sur ton autel d'ébène. Je te donne le pas sur Phébus-Apollon, Et pourtant c'est un dieu jeune, sans barbe et blond, Un dieu tout rayonnant, aussi beau qu'une fille ; Je te préfère même à la blanche Vénus, Lorsque, sortant des eaux, le pied sur sa coquille, Elle fait au grand air baiser ses beaux seins nus, Et laisse aux blonds anneaux de ses cheveux de soie Se suspendre l'essaim des zéphirs ingénus ; Même au jeune Iacchus, le doux père de joie, A l'ivresse, à l'amour, à tout divin sommeil.
Tu seras bienvenu, soit que l'aurore blonde Lève du doigt le pan de son rideau vermeil, Soit, que les chevaux blancs qui traînent le soleil Enfoncent leurs naseaux et leur poitrail dans l'onde, Soit que la nuit dans l'air peigne ses noirs cheveux. Sous les arceaux muets de la grotte profonde, Où les songes légers mènent sans bruit leur ronde, Reçois bénignement mon encens et mes vœux, Sommeil, dieu triste et doux, consolateur du monde ! Théophile Gautier.
Maya
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Sujet: Re: Les Poèmes du mois de Septembre 2022 Mar 13 Sep 2022, 07:53
Recueil : Émaux et Camées (1852). On admire les fleurs de serre Qui loin de leur soleil natal, Comme des joyaux mis sous verre, Brillent sous un ciel de cristal.
Sans que les brises les effleurent De leurs baisers mystérieux, Elles naissent, vivent et meurent Devant le regard curieux.
A l'abri de murs diaphanes, De leur sein ouvrant le trésor, Comme de belles courtisanes, Elles se vendent à prix d'or.
La porcelaine de la Chine Les reçoit par groupes coquets, Ou quelque main gantée et fine Au bal les balance en bouquets.
Mais souvent parmi l'herbe verte, Fuyant les yeux, fuyant les doigts, De silence et d'ombre couverte, Une fleur vit au fond des bois.
Un papillon blanc qui voltige, Un coup d'oeil au hasard jeté, Vous fait surprendre sur sa tige La fleur dans sa simplicité.
Belle de sa parure agreste S'épanouissant au ciel bleu, Et versant son parfum modeste Pour la solitude et pour Dieu.
Sans toucher à son pur calice Qu'agite un frisson de pudeur, Vous respirez avec délice Son âme dans sa fraîche odeur.
Et tulipes au port superbe, Camélias si chers payés, Pour la petite fleur sous l'herbe En un instant, sont oubliés ! Théophile Gautier.
Maya
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Sujet: Re: Les Poèmes du mois de Septembre 2022 Mer 14 Sep 2022, 06:39
Déjà plus d'une feuille sèche Parsème les gazons jaunis ; Soir et matin, la brise est fraîche, Hélas ! les beaux jours sont finis !
On voit s'ouvrir les fleurs que garde Le jardin, pour dernier trésor : Le dahlia met sa cocarde Et le souci sa toque d'or.
La pluie au bassin fait des bulles ; Les hirondelles sur le toit Tiennent des conciliabules : Voici l'hiver, voici le froid !
Elles s'assemblent par centaines, Se concertant pour le départ. L'une dit : " Oh ! que dans Athènes Il fait bon sur le vieux rempart !
" Tous les ans j'y vais et je niche Aux métopes du Parthénon. Mon nid bouche dans la corniche Le trou d'un boulet de canon. "
L'autre : " J'ai ma petite chambre A Smyrne, au plafond d'un café. Les Hadjis comptent leurs grains d'ambre Sur le seuil d'un rayon chauffé.
" J'entre et je sors, accoutumée Aux blondes vapeurs des chibouchs, Et parmi les flots de fumée, Je rase turbans et tarbouchs. "
Celle-ci : " J'habite un triglyphe Au fronton d'un temple, à Balbeck. Je m'y suspends avec ma griffe Sur mes petits au large bec. "
Celle-là : " Voici mon adresse : Rhodes, palais des chevaliers ; Chaque hiver, ma tente s'y dresse Au chapiteau des noirs piliers. "
La cinquième : " Je ferai halte, Car l'âge m'alourdit un peu, Aux blanches terrasses de Malte, Entre l'eau bleue et le ciel bleu. "
La sixième : " Qu'on est à l'aise Au Caire, en haut des minarets ! J'empâte un ornement de glaise, Et mes quartiers d'hiver sont prêts. "
" A la seconde cataracte, Fait la dernière, j'ai mon nid ; J'en ai noté la place exacte, Dans le pschent d'un roi de granit. "
Toutes : " Demain combien de lieues Auront filé sous notre essaim, Plaines brunes, pics blancs, mers bleues Brodant d'écume leur bassin ! "
Avec cris et battements d'ailes, Sur la moulure aux bords étroits, Ainsi jasent les hirondelles, Voyant venir la rouille aux bois.
Je comprends tout ce qu'elles disent, Car le poète est un oiseau ; Mais, captif ses élans se brisent Contre un invisible réseau !
Des ailes ! des ailes ! des ailes ! Comme dans le chant de Ruckert, Pour voler, là-bas avec elles Au soleil d'or, au printemps vert ! Théophile Gautier.
Maya
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Sujet: Re: Les Poèmes du mois de Septembre 2022 Jeu 15 Sep 2022, 08:20
Recueil : La comédie de la mort (1838). Il naît sous le soleil de nobles créatures Unissant ici-bas tout ce qu'on peut rêver, Corps de fer, cœur de flamme, admirables natures.
Dieu semble les produire afin de se prouver ; Il prend, pour les pétrir, une argile plus douce, Et souvent passe un siècle à les parachever.
Il met, comme un sculpteur, l'empreinte de son pouce Sur leurs fronts rayonnants de la gloire des cieux, Et l'ardente auréole en gerbes d'or y pousse.
Ces hommes-là s'en vont, calmes et radieux, Sans quitter un instant leur pose solennelle, Avec l'œil immobile et le maintien des dieux.
Leur moindre fantaisie est une œuvre éternelle ; Tout cède devant eux ; les sables inconstants Gardent leurs pas empreints, comme un airain fidèle.
Ne leur donnez qu'un jour ou donnez-leur cent ans, L'orage ou le repos, la palette ou le glaive : Ils mèneront à bout, leurs destins éclatants.
Leur existence étrange est le réel du rêve : Ils exécuteront votre plan idéal, Comme un maître savant le croquis d'un élève ;
Vos désirs inconnus, sous l'arceau triomphal Dont votre esprit en songe arrondissait la voûte, Passent assis en croupe au dos de leur cheval.
D'un pied sûr, jusqu'au bout ils ont suivi la route Où, dès les premiers pas, vous vous êtes assis, N'osant prendre une branche au carrefour du doute.
De ceux-là chaque peuple en compte cinq ou six, Cinq ou six tout au plus, dans les siècles prospères, Types toujours vivants dont on fait des récits.
Nature avare, ô toi, si féconde en vipères, En serpents, en crapauds tout gonflés de venins, Si prompte à repeupler tes immondes repaires,
Pour tant d'animaux vils, d'idiots et de nains, Pour tant d'avortements et d'œuvres imparfaites, Tant de monstres impurs échappés de tes mains,
Recueil : Les poèmes dorés (1873). Dans l'essaim nébuleux des constellations, Ô toi qui naquis la première, Ô nourrice des fleurs et des fruits, ô Lumière, Blanche mère des visions,
Tu nous viens du soleil à travers les doux voiles Des vapeurs flottantes dans l'air : La vie alors s'anime et, sous ton frisson clair, Sourit, ô fille des étoiles !
Salut ! car avant toi les choses n'étaient pas. Salut ! douce ; salut ! puissante. Salut ! de mes regards conductrice innocente Et conseillère de mes pas.
Par toi sont les couleurs et les formes divines, Par toi, tout ce que nous aimons. Tu fais briller la neige à la cime des monts, Tu charmes le bord des ravines.
Tu fais sous le ciel bleu fleurir les colibris Dans les parfums et la rosée ; Et la grâce décente avec toi s'est posée Sur les choses que tu chéris.
Le matin est joyeux de tes bonnes caresses ; Tu donnes aux nuits la douceur, Aux bois l'ombre mouvante et la molle épaisseur Que cherchent les jeunes tendresses.
Par toi la mer profonde a de vivantes fleurs Et de blonds nageurs que tu dores. Au ciel humide encore et pur, tes météores Prêtent l'éclat des sept couleurs.
Lumière, c'est par toi que les femmes sont belles Sous ton vêtement glorieux ; Et tes chères clartés, en passant par leurs yeux, Versent des délices nouvelles.
Leurs oreilles te font un trône oriental Où tu brilles dans une gemme, Et partout où tu luis, tu restes, toi que j'aime, Vierge comme en ton jour natal.
Sois ma force, ô Lumière ! et puissent mes pensées, Belles et simples comme toi, Dans la grâce et la paix, dérouler sous ta foi Leurs formes toujours cadencées !
Donne à mes yeux heureux de voir longtemps encor, En une volupté sereine, La Beauté se dressant marcher comme une reine Sous ta chaste couronne d'or.
Et, lorsque dans son sein la Nature des choses Formera mes destins futurs, Reviens baigner, reviens nourrir de tes flots purs Mes nouvelles métamorphoses. Anatole France.
Maya
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Sujet: Re: Les Poèmes du mois de Septembre 2022 Sam 17 Sep 2022, 12:35
Titre : Dédicace
Poète : Anatole France (1844-1924)
Recueil : Les poèmes dorés (1873).
Vous souvient-il, cocodette un peu mûre
Qui gobergez vos flemmes de bourgeoise,
Du temps joli quand, gamine un peu sure,
Tu m'écoutais, blanc-bec fou qui dégoise ?
Gardâtes-vous fidèle la mémoire,
Ô grasse en des jerseys de poult-de-soie,
De t'être plu jadis à mon grimoire,
Cour par écrit, postale petite oye ?
Avez-vous oublié, Madame Mère,
Non, n'est-ce pas, même en vos bêtes fêtes,
Mes fautes de goût, mais non de grammaire,
Au rebours de tes chères lettres bêtes ?
Et quand sonna l'heure des justes noces,
Sorte d'Ariane qu'on me dit lourde,
Mes yeux gourmands et mes baisers féroces
À tes nennis faisant l'oreille sourde ?
Rappelez-vous aussi, s'il est loisible
À votre coeur de veuve mal morose,
Ce moi toujours tout prêt, terrible, horrible,
Ce toi mignon prenant goût à la chose,
Et tout le train, tout l'entrain d'un manège
Qui par malheur devint notre ménage.
Que n'avez-vous, en ces jours-là, que n'ai-je
Compris les torts de votre et de mon âge !
C'est bien fâcheux : me voici, lamentable
Épave éparse à tous les flots du vice,
Vous voici, toi, coquine détestable,
Et ceci fallait que je l'écrivisse !
Anatole France.
Maya
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Sujet: Re: Les Poèmes du mois de Septembre 2022 Dim 18 Sep 2022, 06:40
Hélas ! celle qui, jeune en la belle saison, Causa dans les blés verts une ardente querelle Et suivit le vainqueur ensanglanté pour elle, La compagne au bon cœur qui bâtit la maison
Et nourrit les petits aux jours de la moisson, Vois : les chiens ont forcé sa retraite infidèle. C'est en vain qu'elle fuit dans l'air à tire-d'aile, Le plomb fait dans sa chair passer le grand frisson.
Son sang pur de couveuse à la chaleur divine Sur son corps déchiré mouille sa plume fine. Elle tournoie et tombe entre les joncs épais.
Dans les joncs, à l'abri de l'épagneul qui flaire, Triste, s'enveloppant de silence et de paix, Ayant fini d'aimer, elle meurt sans colère. Anatole France.
Maya
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Sujet: Re: Les Poèmes du mois de Septembre 2022 Lun 19 Sep 2022, 08:17
Recueil : Revue L'Artiste (1870). C'était la nuit ardente et le retour du bal ; Vaincue et triomphante et chastement lascive, Elle disait d'un ton de bien-être : J'ai mal !... Les roses s'effeuillaient sur sa tête pensive Où murmurait encor l'âme des violons ; Son pied avait parfois un spasme mélodique. Le mouchoir de dentelle au bout de ses doigts longs Glissait ; et sur les bras du fauteuil héraldique, Ses bras minces et blancs s'allongeaient mollement, Nus, et laissaient tomber le fragile corsage, Si bien que, sur le sein, à chaque battement, L'ombre qui rend songeur se creusait davantage Dans la blancheur de sa chair de camélia. Mais soulevant ses bras, lianes odorantes, Lentement sur mon col, douce, elle les lia, Et soupira : Toujours ! de ses lèvres mourantes. Sur sa tête d'enfant penchée au poids des fleurs Le dossier droit et haut montait lourd de ténèbres, Et sur sa nuque folle aux neigeuses fraîcheurs Les Griffons lampassés prenaient des airs funèbres, Car ils remémoraient, en de calmes ennuis, La longue obsession de leurs regards de chêne : Les bras évanouis des anciennes nuits Qui tous voulaient jeter une éternelle chaîne, Insensés ! sur le cou docile de l'aimé, Ne sachant pas qu'au fond des demeures affreuses, Tout seuls, pliés en croix sur le sein accalmé, Ils s'en iraient où vont les bras des amoureuses. Car les Griffons debout au chevet féodal, Chimériques témoins de mes belles chimères, S'étaient enfin lassés d'entendre, après le bal, Les serments éternels des bouches éphémères. Anatole France.